Je m’appelle Daniel Hiblot et en Juillet 1965 je suis arrivé à Mutzig au 15-3. Mais avant d’y arriver il m’a fallu prendre le train à la Gare de l’Est, ça n’a pas été facile. Les wagons étaient pleins de bidasses de retour de permission qui, pour faire les malins, nous empêchaient de monter. Il a fallu se fâcher et mon frère, qui m’avait accompagné s’est déguisé en pilier de rugby et a repoussé ces emmerdeurs dans le fond du wagon. Mais le train démarré, ils ont remis ça et j’ai voyagé jusque Strasbourg dans le soufflet entre deux voitures.

 En gare de Mutzig, nous avons été accueillis par le Sergent Fortuné qui, fort aimablement, nous a fait monter dans un G.M.C. et emmenés à Clerc. Là, j’ai découvert un monde nouveau, tous les principes de vie que je connaissais n’avaient plus cours. Je devais obéir, sans discuter, je n’avais plus le droit d’avoir un avis autre que celui du gradé qui nous avait pris en charge et je dois dire qu’au début c’était compliqué pour moi. On nous amenés chercher le paquetage chez le fourrier (garde-mites) et on a été affublés de treillis, souvent râpés, trop grands ou trop petits, des croquenots sans formes qui avaient dû faire des milliers de km, sans oublier l’éternelle capote, des souliers bas neufs rouges et une tenue de sortie correcte. Après çà on est allés au grenier déposer nos affaires civiles, puis direction le coiffeur où la tondeuse a fait son travail. Le coiffeur (?) devait être un artiste car il a réussi des œuvres qui auraient pu être exposées. Des lignes droites, des ronds, des triangles. Les deux merlans devaient faire le concours à celui qui ferait la plus belle figure. A la fin, ils rasaient tout et on avait la boule à zéro. Ensuite on est allé dans nos chambres qui étaient dans le bâtiment rénové par la suite pour la CEB. La piaule n’appelait pas grande critique, c’était sale, vieux, triste et sombre. Le chef de chambre, le Caporal-chef Cornetto, un gars plutôt sympa près de la quille nous a appris calmement à faire notre lit au carré. Pour que ça soit bien il laissait tomber une pièce de 5 francs et elle devait rebondir. Tant que çà ne rebondissait pas on recommençait. Après, rangement des affaires dans l’armoire au carré rien ne doit dépasser, sinon on recommence.

 Le chef de section des élèves-gradés était le lieutenant Saint-Georges–Chaumet, son adjoint, le Sergent Fortuné plus 3 caporaux-chefs. Le Commandant de compagnie, le Capitaine Pasqualini l’Adjudant Canonicci. Mon premier rapport avec le Lieutenant a été une demande de permission pour assister au mariage de mon frère. Il n’a pas aimé cette prise de contact.

 Et notre vie de bidasse a commencé.  Apprendre à marcher au pas, découvrir l’ordre serré, astiquer les fusils pendant des heures et monter à la colline pour le combat sans oublier le parcours du combattant et sa planchette irlandaise que le Sergent Fortuné passait en rigolant et sans efforts, plus toutes les corvées idiotes pour nous occuper. Cette colline on en a bavé pour y monter et en plein mois de juillet çà cognait. J’en ai vu des copains qui arrivés là-haut, s’écroulaient de fatigue à reprendre leur souffle. Moi, bien-sûr j’en ai bavé aussi mais j’avais fait beaucoup de sport (du foot), et j’avais une bonne forme physique, de plus je ne fumais pas et n’avais bu la moindre goutte d’alcool, çà aide.

 Rapidement on a pris nos marques on commençait à ressembler à des soldats, à attacher nos guêtres dans le bon sens par exemple. Et puis le Lieutenant est tombé malade, et l’Aspirant Holtzmann est arrivé. C’était un appelé, instituteur dans le civil, qui avait fait les EOR. Avec lui c’était plus simple il faisait son travail et était exigeant mais ne nous infligeait pas de crise d’autorité. J’ai tout de suite accroché avec lui. Comme tous les titis de banlieue j’avais un peu tendance à faire des âneries (à 19 ans c’est normal) et sans douleurs, il m’a ramené dans le chemin qu’il souhaitait. Il m’a pris entre 4 zieux et m’a demandé si je préférais aller aux G-V faire des corvées pendant 16 mois. Bien sûr je n’y tenais pas et j’ai rectifié mon attitude. Avec lui on peut dire que les rapports humains étaient normaux et le travail fait, il nous laissait tranquilles. Finalement les gradés qui nous en faisaient baver le plus étaient souvent des appelés qui sûrement avaient besoin de ça pour qu’on parle d’eux et asseoir une petite autorité.

 Un jour je me suis pris la tête avec un serpatte appelé, et lui il m’a collé au trou pour des âneries et j’ai pris 15 jours de salle de police. Il faut dire qu’à bout d’arguments et énervé, je lui avais dit « je t’emmerde ». A l’arrivée à la caserne on nous avait demandé ce que nous savions faire et moi je n’avais rien trouvé de mieux à dire que je jouais du tambour, ce qui n’était pas très vrai, c’est mon cousin qui m’avait dit « si tu veux être peinard, va à la musique ». A la musique à Moussy je suis tombé sur un Adjudant-chef qui manquant d’humour, m’a viré manu-militari. Je n’aimais pas l’ordre serré, ça me gavait, je préférais le tir, le crapahut ou la marche qui nous permettaient d’être dans la nature, si belle en Alsace.

 Mes copains s’appelaient Briais, Barbedienne, Saurat, Lefebvre, Mercier, Pintos, Giddey, Andrieu, Sabin, et beaucoup d’autres. Pratiquement nous étions tous des parisiens, ouvriers qualifiés pour la plupart, plus quelques alsaciens. Il y avait des groupes par affinité et les alsaciens avaient tendance à rester entre eux, ça ne m’a jamais empêché de tisser avec eux des liens et j’en ai gardé de bons souvenirs. Nous sommes restés 4 mois à Clerc puis nous avons été mis à Moussy pour faire le P1 et devenir caporaux dans un premier temps. Nous avons été hébergés à la 3eme Cie. Le responsable de notre peloton était le Lieutenant Frehel qui sortait de Saint-Cyr, ça nous changeait de notre Aspirant. C’était un fou de travail et pas un rigolard. Combat de jour, combat de nuit, tir, ordre serré, connaissance des VTT, marches, embuscades, parcours du combattant, plus toutes les corvées et inventions qu’il pouvait trouver. Nous étions crevés. Pendant 2 mois il n’a jamais arrêté de nous faire bosser, ceux qui n’avaient pas la caisse physique n’ont pas été gardés, il les a renvoyés en compagnie de combat, et pour quelques–uns, c’était une délivrance. Moi je suivais, ne faisant pas de zèle je faisais le strict minimum pour ne pas être emmerdé, mais ça ne m’a pas empêché de faire le zouave et je me suis retrouvé une nouvelle fois au trou, car en salle de cours j’ai laissé partir un vent incongru.

  A Moussy la bouffe (ration algérienne entre-autres) n’était pas de grande qualité, ça me rendait malade et ce jour-là je n’ai pas pu me retenir, ça n’a pas plu et j’ai pris à nouveau 15 jours. Je ne n’ai jamais vu le Lieutenant nous sourire, il ne nous parlait jamais en dehors du boulot, il n’avait aucune sympathie pour nous, je pense que le travail qu’il faisait l’embêtait profondément. Pourtant, on était plutôt des jeunes sympathiques, pour la plupart bien élevés et ouverts.

 A ce stade de ma vie militaire j’ai appris à commander, faire marcher au pas, diriger un VTT, mener un groupe au combat ainsi que la communication radio. A la fin de ce P1 lors de l’examen je n’ai pas eu une très bonne note, mais j’ai été promu Caporal. Cette note ne m’a pas permis de faire le P2 pour être Sergent. Aussitôt nommé, on m’a remis à Clerc. En y arrivant la 1ere chose que j’ai faite c’est la marche de la fourragère avec les gens du contingent 65-2C. On a marché jusqu’au « Struthoff » haut lieu de la barbarie nazie, par la ligne de crète, dans la neige. Je ne sais pas exactement la distance qu’on a parcourue, je pense entre 70 et 90 km, ce que je sais c’est que quand on est arrivés à Clerc le lendemain matin et on était crevés. Sans me vanter, j’ai marché longtemps sans problèmes, mais je me suis effondré en arrivant à Gressviller, à peu près à 4 km de la caserne. Jamais je n’avais éprouvé une telle fatigue. Le temps de passer aux lavabos (froids), j’ai attrapé le train pour la permission de Noël. Je n’ai pas dû être très gai au réveillon, je ne pensais qu’à dormir.

 J’ai été versé à l’ITA (instruction -tir - armement) et fait la connaissance du Sergent-chef Lerch qui était notre chef de service. Avec lui pas de souci, il était très exigeant sur le travail mais le travail fait il ne nous infligeait pas de crise d’autorité. Je peux même dire que je n’ai jamais eu de problème avec lui, il ne nous a jamais refusé une perme il signait nos demandes. Dans ces conditions nous faisions au mieux notre travail, nous apprenions aux recrues le montage-démontage des Mas 49 et 49-56, le tir au fusil, LRAC, A52 un peu de 12.7, les grenades à fusil et le PM. Concernant le PM cette arme était un peu délicate, elle partait facilement toute seule et nous appuyions beaucoup sur les mesures de sécurité la concernant. J’étais à ce moment a la 11eme Cie avec le Capitaine Delacour, le Lieutenant Blot, les Adjudants-chefs  Sontos, Ait-Sedoum, l’Adjudant Bourdais, le Chef Braesch. J’avais acquis la science pour passer inaperçu, je n’allais jamais à la semaine, ne traînais jamais dans les couloirs ni dans la chambre en dehors des heures ou il était normal d’y être. Outre mes fonctions a l’ITA, j’étais chef de chambre et à mon tour j’ai appris aux recrues à faire leur lit et tout le reste. Je n’ai jamais fait preuve d’autorité déplacée ni des choses pour emmerder les gens. J’obtenais d’eux ce que je voulais sans avoir besoin de leur pourrir la vie.

 A mon arrivée, j’avais été repéré pour intégrer l’équipe de foot du régiment, mais ayant fait peu d’efforts ils m’ont viré de l’équipe. Comme ils nous bloquaient le samedi pour les matches dans toute l’Alsace j’ai un peu tiré au cul, mais j’avais été vu par le Chef Braesch, dirigeant du petit club de Wisches, qui m’a demandé si jouer dans le civil me plairait. Et ça m’a plu. Ainsi j’ai commencé dans ce petit club ou je me suis bien intégré. Les gens étaient gentils, et ils m’appréciaient bien je crois. J’étais de toutes leurs fêtes, ils m’invitaient, c’était un vrai plaisir que de les côtoyer. Et puis ça a mal tourné, lors d’un match j’ai pris un dégagement dans la tronche et le soir je ne voyais plus de l’œil droit. Le lundi matin j’étais consultant et le Médecin-Commandant m’a envoyé à Strasbourg à l’hôpital. De retour à Clerc j’ai été convoqué à l’infirmerie puis en ambulance emmené à l’hôpital de Metz. Là, on m’a détecté un probable décollement de la rétine et hospitalisé. Le Médecin-Commandant -Ophtalmo était très réservé sur la suite et m’a parlé d’une probable réforme. J’ai pensé à ce moment que ma vie militaire allait bientôt être finie. Et puis ça s’est arrangé, c’était moins grave que je craignais. Je suis resté plusieurs semaines à Metz, avec une perm de 15 jours pour me remettre.

 Quand je suis rentré à la caserne ça a été ma fête. Le Capitaine Delacour m’a convoqué et m’a dit « tu n’as pas le droit de faire du sport dans un club civil sans autorisation ». Moi je n’en savais rien, le Chef Braesch avait oublié de faire le nécessaire et j’ai pris 21 jours dont 8 *. Et là j’ai vraiment vu ce qu’était le gnouf ! Il y avait là des habitués dont un de la CEB qui avait presque plus de jours de taule que de jours d’armée. Il s’appelait Reischmann. Le plus bizarre c’est que c’était vraiment un gars sympathique et équilibré. Son seul problème : il ne voulait pas faire l’armée. En prison il avait ses habitudes. Dans le plancher il avait démonté une latte et dans la fente, il avait ses conserves, son schnaps et ses cigarettes. Tous les taulards le savaient et personne n’a jamais rien dit. Quand ses copains de contingent ont été libérés et qu’il les a vu partir sans lui, il s’est mis à pleurer. Je crois qu’il a fait un mois de rab.

 Ma vie de militaire s’est poursuivie sans trop d’accrocs. Etre dans un service qui voyait passer toutes les recrues fait que j’ai vu tous les « bleus », au bout du compte ça en fait pas mal, et bien sûr je ne me rappelle pas des noms. Je partais toutes les semaines en permission, une fois avec une perm’ l’autre fois en fausse, et je n’ai jamais eu de problème. Sauf une fois à Chalons sur Marne ou j’ai été obligé de me sauver car les gendarmes de la prévôté ont fait une descente, et ceux-là on en avait peur.

 On allait presque tous les jours au champ de tir le « Dreispitz », on y montait à pieds, quand on n’était pas de corvée de transport de cible (dans un vieux GMC quand il voulait bien démarrer). Le chemin pour grimper passait dans les bois et c’était un vrai plaisir. Cette forêt était magnifique et on y a souvent surpris du gibier.

 De temps en temps, quand les fonds n’étaient pas trop en berne, avec mon copain Jacques Giddey on allait manger à l’Hostellerie de la poste une choucroute qui nous laissait de bons souvenirs. Sinon notre point de ralliement était le bistrot « La Victoire » qui était face à Clerc, ce qui, quand avait un peu chargé la mule, nous permettait de rentrer sans problème. On y a laissé notre solde dans ce bistrot et le patron a du pouvoir refaire sa vitrine avec tout ce qu’on y a bu. Dans l’ensemble la présence de tous ces soldats, lâchés dans cette petite ville, aurait pu donner lieu à des problèmes. Je n’ai pour ma part, jamais été confronté à ça et de toute façon je n’aurais jamais participé à une algarade. Nous nous devions de respecter les gens du cru et nous n’étions pas à Mutzig pour la vie. Pour en revenir à l’infirmerie qui était à Clerc, il y avait un cerbère, un Adjudant-chef bardé de décorations qui faisait régner la terreur. Il fallait vraiment être malade pour s’y pointer. Il était surnommé « La sponge », même ceux qui étaient malades étaient de corvée, et ça filait droit. Il était préférable de ne pas tomber sur lui et de ne pas consulter pour une bricole, ce qui nous faisait dire qu’au 15-3 la santé était bonne. Même malades on n’allait pas consulter.

  La vie ne m’était pas difficile, J’ai monté une fois la garde et une fois la semaine, jamais allé en manœuvre en 10 mois ça n’est pas exagéré. Les lundis, lendemains de perm’, on ronflait sur les sacs de sable qui servaient à prendre la position du tireur couché. En général et je ne sais pas pourquoi, on avait peu de cours ce jour-là et on en profitait, et la quille s’est profilée à l’horizon. C’était devenu notre seul point d’intérêt, et les gradés avaient beaucoup de mal à nous faire travailler à partir du moment où on était « libérables », ce qui faisait râler les ADL qui eux seraient encore là après nous, ainsi que certains sous-offs de carrière. Mais en général l’ambiance était correcte. Même parmi eux j’avais de bonnes relations. Par-contre je me suis pris de bec avec un Adjudant-chef qui voulait absolument nous faire rempiler, je l’ai envoyé paitre et il m’a fait la gueule jusqu’à mon départ. Je n’étais militariste en arrivant, je ne l’étais pas plus en partant. On ne m’avait pas demandé mon avis et l’armée n’était pas mon souhait, j’ai fait ce service contre mon gré, je n’avais pas le choix. Fin octobre j’ai rendu mon paquetage, ou ce qui en restait, pris une cuite mémorable avec les copains, et je suis rentré chez moi ou la vie civile m’attendait. Ce service m’a permis de sortir de ma banlieue, de connaître des gens, de côtoyer un monde inconnu, de rencontrer des personnages que je n’aurais jamais imaginés.

 47 ans après, j’ai retrouvé des amis sur internet. Je vais en citer quelques-uns : Michel Barbedienne, Jacques Giddey, Gérard Saurat, Sergio Pintos, Bernard Pageaud, François Pfohl, Jannick Besnier, Bernard Magon.  Mention spéciale pour Pierre Bertaut que je vois très souvent et avec qui je vais à la pêche, il est devenu un bon pote pour moi !

* j’ai pris 21 jours dont 8 : Quand on prenait de la prison on disait  par exemple 21 jours de prison dont 8 de cellule, on abrégeait